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Une roideur wisigothe discipline le Soleil d'Or. Son modèle bien campé dans un ciel de plomb chatouille le rouge-sang de reflets d'argent. Le noir de l'ombre apaise cette lourdeur. Tapie entre deux mastodontes en briques d'Albi et verre fumé, une Toulousaine offre la fraîcheur de la rue des Bras Cassés et la Cité-Jardin au milieu de la technopole rose, îlot Gascon en terre des Capitouls.
Au rez-de-chaussée de la maison bourgeoise, la vitrine de la petite boutique de fleurs regorge de pièges pour le passant tour à tour avalé et recraché par la bouche de métro toute proche.
Le bec de canne est enlevé. Laconique la pancarte promet 15 minutes d'attente au maximum.
Éliane est au bar en face accoudée au com ptoir devant un café.
Matinée dure et habituelle. Corvées d'arrosage et de composition. Composer les bouquets et avec les clients. Retour de livraison. Après-midi dans la fraîcheur à caresser les liserons, élaguer les rosiers, couver le téléphone en compagnie d'un livre.
Le chaland nonchalant, bobo Gascon client ou poète itinérant se disputait le terrain de fraîcheur à l'artiste ami ou l'étudiant fauché.
Quand Éliane est au bar, un échantillon de son environnement social l'entoure. Parfois des bobos. Jamais à sa table. Tantôt ils ne la reconnaissent pas ou l'ignorent, tantôt ils changent l'image qu'ils ont d'elle ou vice versa.
Les personnes amies y sont représentées par Xantha étudiant en licence de lettres modernes largement son cadet et de temps en temps la peintre Camille.
Autant Éliane arrivait à apprendre à Xantha le soin des plantes, autant elle ne parvenait pas à partager avec lui ses goûts littéraires. Sur la forme, rien à dire. L'éclectisme, le fouillis lui plaisait mais la rigueur morbide qu'elle avait en ce qui concerne le soutien du style lui déplaisait. Le graffiti lui semblait la meilleure approche de l'art d'écrire. Et tous ces efforts d'exégète apprenti de la faculté portait vers une conception de l'écriture plus libre. Trop aux yeux d'Éliane qui répliquait la muse vénale de Baudelaire ou tel auteur qui l'a touché. Quand Xantha insistait trop sur la beauté de l'écrit mural, elle trouvait refuge dans l'éloge des chansons d'Ernest Lafigure.

C'est jeudi Xantha n'a pas de cours. Avant d'aller rendre visite à Éliane, il fait un détour par le petit kiosque, y acheter le journal, qui jeudi dernier annonçait un article sur Thierry Mattei et Richard Conte dans le cahier Livres.

Mauvaise surprise : le cahier Livres est entièrement consacré à cet Ernest Lafigure qui plaît tant à Éliane, repoussant l'article espéré aux ides de Mars. Il ne fera pas l'article sur l'art mural cette fois-ci, mais il lui apporte quelque chose qui l'intéresse - elle.

Xantha trouve Éliane prévisible, routinière, réglée comme du papier à musique. Sa montre lui indique qu'elle est au bar Néant, une tasse à moitié vide de café en train de refroidir devant elle, là à discuter avec Camille — si elle est là — ou bien le patron...

Camille n'étant pas là, Éliane est comme prévu au comptoir. Le bar est vide ou presque. Le client au fond, archétype du bobo se fond dans le décor.

— Éliane, on parle de ton chansonnier dans le journal !
— Parolier, pas chansonnier.
— Parolier, chansonnier, c'est pareil, non ?
— Tu es sûr d'être en lettres ?
— Oh ça va.

Xantha boude. Il avait voulu faire un bon mot, et c'est le bide. Éliane s'empare du journal que Xantha a posé sur le comptoir. La une parle de l'Iraq et un bandeau annonce un cahier spécial consacré à l'auteur d'Au Bord Du Fleuve. Elle commence la lecture du journal par la dernière page.

Le programme télé qui ne l'intéresse pas... les pages « Culture »... les petites annonces... les « Transports amoureux »... ça l'amuse. Les petites annonces personnelles. Un nom lui accroche l'½il... elle lit l'annonce :

Choquée par la mort d'Ernest Lafigure, je veux rencontrer d'autres personnes qui appréciaient ce qu'il faisait et peut-être découvrir ensemble ce qui s'est vraiment passé. Merci de contacter Nadège au 0620542875

Elle ouvre le journal au milieu, cherche l'éditorial du cahier spécial, apprend les événements de samedi.

Elle revient à l'annonce, note le numéro de téléphone. Le bar Néant est silencieux comme un bâtiment avant la tempête. Seul le froissement du papier se fait entendre et la voix d'Éliane qui commande un whisky. Xantha décide de ne plus être vexé. Le barman est surpris et renverse la bière qu'il était en train de tirer pour l'étudiant, le client au fond fait des yeux ronds et manque de s'étrangler. ça y est elle le remet. Il lui achète des fleurs presque toutes les semaines. C'est pour ça qu'il lui a fait signe quand elle entre dans l'établissement. Il fait partie des familiers de sa boutique et du bar et c'est elle qui n'avait pas prêté attention à lui.

— Tu ne bois jamais
— Tu n'es jamais là à midi. Je bois toujours un verre de rouge, ici.
— Oui mais là c'est pas pareil. C'est...
— Surprenant ? Comme la nouvelle que j'ai apprise dans ton journal.

L'ex élément de décor prend la parole :
— Quelle est donc cette nouvelle qui vous choque tant ?
— Un poète est mort assassiné.
— Tu y vas fort. Un poète...

Éliane fait les gros yeux à Xantha.
— ... mort assassiné. Ce n'est pas prouvé...
— Je ne sais pas. Je n'ai pas écouté la radio ce weekend et l'information n'a pas été reprise. C'est ce qu'ils disent là...

Elle prend à témoin l'acheteur de bouquets. Pas moyen de se rappeller son nom. L'a-t-elle su ?
— Et puis il y a cette annonce...

Le prévost désigné examine les pièces et livre sa sentence. Il conseille à Éliane d'appeller Nadège, et pour lever toute objection lui prête son mobile.

La conversation avec Nadège est brève et la décision rapide. Un TGV part toutes les heures environ.

Éliane et Xantha s'en font à la boutique, oubliant le journal sur le comptoir. Éric, resté seul avec le barman, un quasi-robot anonyme pour lui, mais pour Éliane ?
— La rue va être triste pendant qu'Éliane ne sera pas là.
— ...
— Je passe quelquefois le lundi. La boutique fermée... ça sera comme un long lundi. On ne verra pas les fleurs mais la poussière sur la vitrine.
— La boutique restera ouverte sans doute. Xantha la tiendra...
— J'espère qu'elle est aussi jolie qu'Éliane
— « Elle » n'a pas la même beauté qu'Éliane...

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Ô muse de mon c½ur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?

Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets ?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ?

II te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de ch½ur, jouer de l'encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voir pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire.

Spleen et Idéal, VIII